Les Fiancés de la Fagne
Stéphane Rood
Récit fagnard
LES FIANCES DE LA FAGNE
Il y a un peu plus de cent trente ans, le 22 janvier 1871, la fagne allait être le lieu d'une tragédie qui deviendrait par la suite le symbole du danger, parfois mortel, de ses vastes étendues mélancoliques et désolées. Ce récit est hélas vrai. Il a seulement fallu imaginer la triste fin de deux jeunes gens, morts sans témoins.... Un malheureux fait divers est ainsi devenu légendaire.
Marie-Joseph Solheid de Xhoffraix travaillait comme servante à la ferme Niezette de Halloux, à mi-chemin entre Hèvremont et Limbourg. Elle rencontra, semble-t-il, François Reiff à la kermesse de Jalhay en 1870. Originaire de Bastogne, il avait été engagé comme terrassier au chantier de construction du barrage de la Gileppe. Elle avait vingt-quatre ans, lui trente-deux. Bientôt fiancés, ils fixèrent la date des noces pour le printemps suivant. Ils décidèrent dès lors de se rendre à Xhoffraix sans tarder pour y réclamer les documents administratifs nécessaires au mariage, et rencontrer les parents de Marie.
Cet hiver 1870-1871 fut l'un des plus terribles de la seconde moitié du XIX è siècle, et ce, à plus d'un titre... D'abord, la guerre faisait ravage entre la Prusse et la France, et bien des familles, dans les villages fagnards que la frontière traverse, attendaient ou pleuraient déjà, un fils parti bien loin...
Ensuite, le froid et la neige paralysaient la plupart des activités. En ce mois de janvier, la neige était abondante et le temps ne s'améliorait vraiment pas. Pourtant, Marie s'entêtait à rentrer chez elle; elle connaissait fort bien le chemin qu'elle empruntait souvent, été comme hiver. Elle et François ne se rallièrent donc pas aux avis des amis qui tentèrent de les
décourager de se mettre en route par un aussi mauvais temps, et leur conseillaient d'écrire plutôt que de se rendre à Xhoffraix.
Ce fut sans la moindre appréhension qu'un dimanche matin venant de Jalhay, ils prirent, un peu au-delà de la ferme Sagehomme à Bolimpont, le vieux chemin à droite qui, par les Wayais, mène à la "Croix Panhaus", puis, via la Baraque Michel, se dirige vers Longfaye....
Ils s'étaient d'abord arrêtés au café Mixhe, rue de la Fagne pour se réchauffer d'une tasse de café. Lambert, le frère de Marie, qui y travaillait, se joignit à son patron pour tenter de les dissuader de partir. Rien n'en fit !
Une marche d'une douzaine de kilomètres les attendait. Cela peut sembler peu, mais les conditions climatiques étaient épouvantables. Celui qui n'a jamais fait une randonnée hivernale dans la fagne couverte d'une épaisse couche de neige fraîche ne peut imaginer la difficulté d'y progresser à peu près normalement.
A peine furent-ils à mi-chemin du plateau, que chaque pas représentait déjà un effort répété, usant peu à peu leurs forces. Plus grave encore, la tempête se levait à nouveau, rendant la respiration plus difficile encore, brouillant la vue, cassant les corps en deux...
Que se passa-t-il ensuite ? Nul ne peut le dire. Personne ne revit jamais Marie et François vivants!
Même si, par la suite, on retrouva leurs corps bien au sud de leur route normale, croire en leur égarement semble fort douteux. Chacun s'accorde à reconnaître que Marie connaissait effectivement très bien "la Grande Fagne" et sa portion la plus difficile des "Trous Brôli" . Ses multiples points de repère, inutiles aux non-initiés, sont pour les fagnards autant d'indications efficaces en toutes saisons. Alors, c'est probablement l'épuisement qui a tué les jeunes gens pour avoir trop présumé de leurs forces. Quand ils sont morts, ils avaient parcouru plus de 10 kilomètres dans des conditions particulièrement pénibles, alors que se coucher devient une obsession, ouvrir les yeux un supplice et.... s'endormir la dernière étape avant la mort.
Ce ne fut que deux mois plus tard, qu'un douanier allemand, pouvant à nouveau effectuer ses rondes dans des conditions climatiques plus normales, découvrit au sud de la fagne des "Sarts Lehro", à 2 km de la Baraque, en direction de Hockai, près de la borne frontière 151 qui séparait la Belgique et la Prusse, le corps de Marie recouvert du manteau de son fiancé. Dans son corsage, était glissé un billet avec quelques mots maladroitement écrits au crayon : "Marie vient de mourir, et moi je vais le faire " ! Sa chaîne de cou garnie d'une médaille pieuse pendait, accrochée à un buisson proche, comme pour attirer l'attention.... Quelques jours plus tôt, le lundi 13 mars, le garde forestier Manguette avait découvert le corps de François.... à plus de 2 kilomètres de là "sur les Biolettes", en direction de Solwater. Le pauvre garçon avait très certainement voulu y chercher du secours, laissant Marie trop faible, protégée par son pardessus... Sa direction était bonne, là non plus il ne s'était pas perdu...
Les deux fiancés devaient rester séparés à tout jamais. Les parents de Marie firent enterrer leur fille à Xhoffraix. Le corps de François fut amené à Sart pour y être inhumé dans l'ancien cimetière qui, jadis, entourait l'église.
De quand date la première croix commémorative de cet évènement, plantée près de la borne 151 ?
Nul, non plus, ne le sait avec précision. Elle était déjà là en 1906 en tout cas, et fut réparée une première fois par l'Administration Communale de Sart en 1909. Un cœur découpé dans un bout de tôle noire et surmontant un petit crucifix y rappelait la tragédie. Brisée à la base, vermoulue, elle fut remplacée par le Touring Club de Belgique, grâce à l'initiative de deux amoureux de la fagne, l'abbé Bastin et Albert Bonjean, au cours de l'été 1931. Elle se trouve aujourd'hui au musée de Verviers....
Quel promeneur en fagne ne s'est arrêté à la borne 151 pour accrocher à la " Croix des fiancés " quelques brins de callune, et revivre, ne fût ce qu'un instant, ce triste fait divers bien réel devenu légende !
http://www.jalhay-sart.eu/jalhay-sart/recits/histoire_07.htm
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